Paris n’est un lieu ni « neutre » ni « naturel »

.M. Henry Rousso, votre idéal d’objectivité à vous chercheurs est utile à de tels projets, mais ne doit pas les diriger. Nous pensons que ce genre d’édifices appartient à la société civile, ce qui induit une démarche participative et citoyenne, portée par ceux qui connaissent cette douleur et qui n’ont qu’un seul objectif : qu’elle ne se reproduise pas ni pour eux, ni pour personne.

Lorsque nous avons découvert l’interview de Monsieur Henry Rousso publiée le 14 juillet dernier, nous avons d’abord été surpris. Surpris qu’un historien de son rang, aux distinctions si nombreuses et aux publications reconnues par le monde universitaire soit capable d’autant d’imprécisions sur un sujet aussi grave que le terrorisme, sa prévention et sa mémorialisation [sic].

À l’évidence, il existe deux possibilités pour expliquer les trop nombreuses approximations dans les propos du chercheur. Soit Monsieur Rousso a manqué de rigueur pour préparer son interview et n’était pas informé de plusieurs points au sujet du Mémorial-Musée porté par notre association “Mémorial des Anges”, soit il s’agit d’un manque de droiture intellectuelle ayant conduit cet universitaire à omettre sciemment certains faits.

Dans le premier cas nous déplorerions simplement des réponses peu approfondies n’étant pas à la hauteur de la renommée de l’interviewé. Dans le second, la surprise laisserait place à de l’indignation et nous mettrions tout en œuvre pour que ces éléments pèsent de leur réel poids sur les décisions à venir concernant ce Mémorial-Musée.

Dans les deux cas, il nous semble nécessaire que nos concitoyens soient informés de ce qu’il se joue réellement autour de ce projet et ce depuis plusieurs mois, voire plusieurs années. Reprenons donc les déclarations de Monsieur Rousso auquel nous nous adresserons directement.

“L’endroit où aura lieu la commémoration est un lieu qui est redevenu un lieu habituel de promenade, de la vie quotidienne, où la vie a repris ses droits.”

Monsieur Rousso, vous évoquez ici la commémoration ayant eu lieu le 14 juillet dernier à l’occasion des 3 ans de l’attentat de Nice. Vous êtes visiblement mal renseigné. Les commémorations à Nice n’ont pas lieu sur la Promenade des Anglais mais à la Villa Masséna, dans un espace dédié. Les associations et  autorités locales ont rapidement œuvré à la construction d’une stèle commémorative à la fois en dehors du lieu du drame tout en étant à proximité, ceci afin que les proches et familles traumatisées puissent s’y recueillir sans avoir à se rendre directement sur la Promenade des Anglais.

Au passage, nous noterons combien Nice et les Niçois ont su aménager leurs lieux de mémoire en fonction d’un état d’esprit collectif, incorporant dans leurs réflexions à la fois des personnes directement touchées et des personnes indirectement touchées. Cette cohérence fondatrice est encore celle qui anime aujourd’hui l’ensemble des actions que nous entreprenons au niveau local avec notre ville.

“Nous n’avons pas refusé de le faire à Nice, mais le faire à Nice contreviendrait à une première règle sur laquelle il y a une unanimité: éviter que le mémorial apparaisse comme le musée d’un seul attentat.”

Il y a beaucoup de chose à dire là-dessus. Passons sur votre drôle de formulation en début de propos où vous refusez sans refuser (ou ne refusez pas tout en refusant) que Nice accueille ce mémorial. Vous parlez ensuite d’une unanimité face à laquelle nous sommes, nous, restés pantois. Comment parler d’une unanimité lorsque “Mémorial des Anges”, l’une des principales associations de victimes d’un des attentats les plus meurtriers commis sur le sol français n’est visiblement pas d’accord avec vous? Comment parler d’unanimité lorsqu’on sait que les membres fondateurs de l’association en question sont les premiers à avoir émis l’idée d’un Mémorial-Musée autour de la mémoire de ses victimes, de la lutte contre le terrorisme et de la prévention de la radicalisation?

Depuis 2017, nous avons en effet fréquemment évoqué ce projet auprès d’intellectuels et politiques, tels que Madame Juliette Méadel à l’époque secrétaire d’État chargé de l’aide aux victimes, Monsieur Fabrice D’Almeida, président du comité des sages sur l’hommage aux victimes et ancien directeur de l’institut d’histoire du temps présent, (poste que vous occupez actuellement Monsieur Rousso), Madame Nicole Belloubet, Garde des Sceaux ou encore Monsieur Emmanuel Macron, Président de la République.

L’ensemble de ces discussions ont été motivées par notre volonté d’édification d’un mémorial d’envergure nationale à Nice qui rendrait hommage aux victimes du terrorisme sur le sol français et hors sol français que nous avons nommé Mémorial-Musée.

Si l’unanimité repose sur la décision des personnalités composant le comité mémoriel, ne serait-on pas en droit de s’interroger sur la neutralité réelle du lieu de la localisation au profit d’autres intérêts? Cette unanimité surprenante ne contreviendrait-elle pas justement à votre première règle en faisant de certains attentats des événements plus importants que d’autres, notamment lorsqu’ils ont eu lieu dans la capitale? 

“La capitale s’impose de manière naturelle”

Non, Monsieur Rousso, vous vous l’imposez de manière complètement artificielle. La démarche qui nous conduit à proposer depuis plus de deux ans l’édification d’un Mémorial-Musée à Nice est le fruit d’une longue réflexion dans laquelle la localisation possède une place centrale. Nous avions d’ailleurs constitué un dossier dès 2017, dossier remis en main propre à plusieurs membres du comité mémoriel mis en place en février 2018, dans lequel nous nous exprimons à ce sujet. Peut-être Monsieur Rousso, ne l’avez-vous pas lu? Nous vous rassemblons ici les principaux éléments expliquant pourquoi ce Mémorial-Musée devrait être construit à Nice:

– Parce que l’attentat de Nice a eu lieu un 14 juillet, jour de la fête nationale. Cette date peut ainsi être un point de départ qui, pour nous Français, rassemble au-delà des affects et des appartenances régionales.

– Parce qu’il s’agirait d’un signal fort de démocratie. À une époque où l’on s’interroge sur la distance entre un peuple et ses élites, l’édification d’un Mémorial-Musée à Nice peut aider les provinciaux à se sentir considérés par la capitale comme des citoyens à part entière.

– Parce que l’histoire de la Jetée Promenade s’y prête parfaitement. Nous avons proposé que le Mémorial-Musée soit en effet construit sur une digue au-dessus de la Méditerranée, en lieu et place de l’Ancien Casino de la Jetée Promenade, détruit par les Allemands au cours de la seconde guerre mondiale. Reconstruire cet ouvrage et se réapproprier son symbole constitue pour nous un élément important.

– Parce qu’il s’agirait d’une main tendue au dessus de la Méditerranée, cette mer à la fois belle et tragique, carrefour de tant de civilisations. Nice, terre d’immigration et d’accueil sait plus que n’importe quelle autre ville combien le dialogue avec l’Afrique et l’Orient est fondamental.

– Parce que l’idée d’un Mémorial-Musée vient tout simplement de Nice et des Niçois et est tout simplement l’essence même de notre association créée en janvier 2018. Au-delà de nos seuls adhérents, ce projet tient à beaucoup de personnes de la région désireuses de voir leur ville s’investir contre le terrorisme et la radicalisation dans des lieux d’envergure nationale. Les Niçois sont depuis longtemps sensibilisés aux enjeux de mémoire.

– Parce que nous pensons, comme le philosophe René Girard, que la culture s’élabore toujours autour d’un tombeau et que celui de la Promenade des Anglais a touché tous les segments de la population. Nous souhaitons que cette renaissance soit portée par la société civile capable d’apporter des éléments utiles et novateurs car celle-ci est directement touchée par ce type d’événements.

“Le réaliser dans un lieu qui soit neutre, pour signifier qu’il s’agit de commémorer un processus, un ensemble de victimes.”

Pour commencer, nous ne savons pas ce qu’est “un lieu neutre”. Nous nous permettons de vous renvoyer aux travaux du géographe et philosophe Augustin Berque pour qui le “lieu neutre” est une invention moderne détachée de toute réalité, car un lieu est toujours porteur d’une culture, d’une histoire. En ce sens, on ne voit pas bien en quoi une ville chargée d’événements majeurs comme Paris pourrait abriter un lieu d’une quelconque neutralité. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que Paris héberge déjà des mémoriaux tels que celui de la Shoah ou encore celui des Martyrs de la Déportation. On peut, à ce titre, se demander si une concentration excessive des espaces de mémoire dans une seule et même ville n’induirait pas un déséquilibre au niveau national et ferait de l’ombre voire de la concurrence aux différents espaces de mémoire.

Nous ne voyons pas bien non plus ce que signifie “commémorer un processus”. Nous, nous commémorons un drame, une souffrance collective, une douleur.

C’est sans doute ce genre d’interprétations qui font que nous n’envisageons pas la mémoire de la même façon. Nous sommes nous des témoins directs des conséquences d’attentats qui souhaitons partager notre expérience avec le plus grand nombre et permettre à ceux qui le souhaitent d’agir et de s’investir pour la mémoire, contre le terrorisme et la radicalisation. Nous pensons que ce genre d’édifices appartient à la société civile, ce qui induit une démarche participative et citoyenne, portée par ceux qui connaissent cette douleur et qui n’ont qu’un seul objectif: qu’elle ne se reproduise pas ni pour eux, ni pour personne. Nous, meurtris au plus profond de notre chair, souhaitons faire un hymne à la vie et délivrer un message d’espoir et d’espérance.

Votre distanciation, votre neutralité, votre idéal d’objectivité à vous chercheurs sont bien entendu utiles à de tels projets, mais ne doivent pas les diriger. Votre rôle doit selon nous permettre de les accompagner, de leur offrir une traduction scientifique, de les approfondir et les documenter. Que vous parliez de Musée-Mémorial et nous de Mémorial-Musée illustre en réalité le fond de notre désaccord.

Cependant, nos points de vue se doivent d’être complémentaires pour être à la hauteur des enjeux contemporains afin de défendre la mémoire des victimes du terrorisme en France et de l’ensemble des victimes françaises hors de nos frontières, de lutter efficacement contre le terrorisme, de prévenir la radicalisation et d’oeuvrer ainsi à la cohérence nationale. Ce projet perd du sens si on le déracine de la ville qui l’a initié. Nous, Niçois, fers de lance du Mémorial-Musée pour toutes les victimes du terrorisme, devons être des acteurs dans l’édification de ce projet et non des faire-valoir.

 

 

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