Et si la mort était un basculement dans le passé ?
Un passé révolu, dépassé, définitif. Un temps digne de l’oubli. Un moment trop grave pour avoir eu lieu. Nous sommes là aujourd’hui pour rappeler que tout a bien eu lieu. Beaucoup de personnes sont mortes. Beaucoup de victimes sont encore là.
Dès le lendemain du massacre du 14 juillet à Nice où ma fille Camille MURRIS est décédée, une conviction m’a habitée : il faudrait lutter pour sa mémoire et pour celle de ceux qui sont morts avec elle. Eux, je ne les connaissais pas avant, mais l’horreur me les a présenté. C’est ensuite la rencontre avec leurs proches qui m’a fait les découvrir, les connaître et qui fait aujourd’hui que je défends leur mémoire.
Les oublier reviendrait à les trahir, à me trahir et pire que tout pour moi, à trahir l’honneur de mon enfant. La mémoire est certes douloureuse, mais l’oubli est insupportable.
Avec les membres fondateurs de l’association Mémorial des anges, notre engagement a dès le début porté sur la lutte contre l’oubli. Dès nos premières rencontres, la mémoire a été au cœur de nos préoccupations et elle est devenue l’essence même de notre association.
Depuis plus de 3 ans, nous sommes les initiateurs de nombreux projets portant sur la Mémoire, l’Espérance et les Lendemains.
C’est dans ce cadre que nous avons permis à 86 galets peints en bleu, blanc, rouge et portant chacun le nom d’une des victimes décédées le 14 Juillet 2016 d’être déposé dans la chaîne de l’Himalaya et de porter haut les couleurs de notre pays endeuillé, de notre ville meurtrie et de nos valeurs républicaines.
Dans la même optique, nous avons rapidement agit pour l’édification d’un lieu de mémoire collectif. Celui-ci se trouve aujourd’hui au jardin de la villa Masséna, à quelques mètres du lieu de l’attentat.
Notre objectif n’était pas juste de se souvenir, mais bien de faire exister dans le présent les traces de cet événement douloureux et des personnes disparues. Des noms, des âges, des visages devaient les sortir de l’anonymat pour permettre au plus grand nombre de savoir que ces victimes étaient des gens comme eux.
Le but de notre association a donc toujours été de réaffirmer le respect de la vie et de mettre la mémoire des victimes au service d’un modèle de société où l’on aspire à vivre.
Il s’agit d’un message de vie, d’un message d’espoir et d’espérance, celui de français du quotidien et de citoyens du monde qui cherchent à faire face à l’horreur qu’a engendré cette soirée.
Vous l’avez compris, l’objectif de notre association ne s’arrête pas aux seules frontières de la commémoration. Nous avons toujours eu à l’esprit la dimension nationale de ce type d’évènements et nous avons très vite cherché à nous adresser à tous les français. Ainsi est né la première ébauche du Mémorial-Musée. Nous considérions comme nécessaire la mise en place d’un centre dédié à la mémoire des victimes du terrorisme sur le sol français et françaises hors sol français. Ce centre serait aussi un lieu d’étude et de recherche scientifique à vocation pédagogique destiné à lutter contre le terrorisme en amont.
Des inspirations philosophiques à l’emplacement géographique, nous avons tout envisagé dès la fin 2016 afin que ce projet ait du sens pour tous les français et les victimes étrangères implantées sur notre sol.
Les trois échelles, locales, nationales et internationales devaient bien entendu être présentes.
Nous avons imaginé et proposé la reconstruction du Casino de la jetée promenade pour ce Mémorial.
Pour rappel, cet édifice était construit sur pilotis au-dessus de la mer.
Le Casino de la jetée promenade a été dépouillée de tous les matériaux susceptibles de servir l’effort de guerre allemand pendant la deuxième guerre mondiale.
Le bâtiment a été utilisé comme camp retranché par les Forces nazis afin de protéger la ville d’un éventuel débarquement des troupes alliés depuis l’Afrique du Nord.
Selon nous, la reconstruction de ce bâtiment conjuguerait notre résilience et notre résistance.
Il serait le front d’une véritable démonstration de force collective à la hauteur de l’enjeu.
En 2017 des institutions et les autorités nous ont suivi.
La fondation de France souhaitait d’ailleurs collaborer au projet par le biais des nouveaux commanditaires.
Le gouvernement du Président Hollande et plus particulièrement la secrétaire d’Etat chargé des victimes nous a encouragé et soutenu dans notre travail.
Il en a été de même pour de nombreux politiques toute étiquette confondue, d’intellectuels et de présidents de fédération et association nationales de victimes.
Par la suite, le président Macron a qui nous avons personnellement présenté nos réflexions nous a félicité pour la pertinence de notre travail.
D’ailleurs, la garde des sceaux Madame Nicole Belloubet confirmait cet intérêt à l’occasion d’une réunion où nous lui avons transmis des documents pour l’édification du Mémorial.
La ville de Nice, dans la droite ligne de son dévouement à notre cause, votait à l’unanimité une résolution visant à nous soutenir en octobre 2017.
Tout le monde travaillait de concert avec nous.
Mais à partir de 2018, les choses ont commencé à changer. Notre projet est tombé sous la parenté d’un Comité mémoriel mis en place sur demande du Président Macron.
Loin de nous considérer comme les porteurs du projet, ce comité nous a progressivement écarté de sa mise en œuvre. Nous eûmes seulement droit à quelques explications limoneuses selon lesquelles Paris et de « véritables intellectuels » s’imposaient pour des desseins d’une telle envergure.
Or, nous ne le croyons pas et nous nous battrons jusqu’au bout pour que ce projet n’échappe pas à la société civile.
L’horreur est partagée par l’ensemble de la population mais elle EST VECUE par les victimes.
Loin de nous aveugler, l’amour des nôtres arrachés à la vie nous a rapproché d’une forme de lucidité extrêmement concrète.
Nous nous sentons porteur d’une responsabilité consécutive à notre statut de victime qui nous pousse à lutter contre le terrorisme et à prévenir la radicalisation. Les projets que nous portons nous permettent tout simplement de vivre, car ils sont notre nouvelle manière de participer au bien commun.
Les institutions et pouvoirs politiques peuvent-elles s’accaparer de tels thématiques sans risquer d’avoir de sérieux angles morts ?
Cela nous parait difficile. Nous, association de victimes, comprenons dans notre chair ce qui se joue aujourd’hui.
La douleur qui affaiblit les proches, l’oubli qui menace la population, le calcul qui agite les responsables de toutes obédiences.
Nous ne blâmons aucun des trois, mais nous ré-affirmons une nouvelle fois ce que nous répétons depuis le début : la société civile victime des attentats est tout à fait capable de comprendre ce qui se joue aujourd’hui au sujet du terrorisme.
Elle est la plus à même de donner les impulsions adaptées à une lutte efficace contre ce fléau.
Elle éprouve dans son quotidien ses conséquences et réfléchit en permanence à comment éviter de pareils drames.
Nul désir chez nous de nous passer des autorités politiques que nous considérons comme nécessaire dans de tels moments. Simplement, qu’elles remplissent leur rôle et qu’elles aident la société à panser ses plaies.
En conclusion, la victime ne doit en aucun cas servir un intérêt politique ou institutionnel, c’est le politique et l’institution qui doivent se mettre au service de la victime.
Ils doivent contribuer à ce que nos morts ne basculent pas dans le passé et qu’au contraire, ils nous aident à construire un meilleur avenir.
Nice, VIII ème Congrès international des victimes du terrorisme, novembre 2019